Notons déjà qu'on peu entendre plusieurs expressions : un envers aussi beau que l'endroit, ça n'est pas pareil qu'un envers propre. Dans la plupart des situations, l'envers n'a pas vocation à être beau. S'il existe des points double face, c'est à dire identiques sur l'endroit et l'envers, ça n'est pas la majorité des points qu'on utilise. On préfèrera donc parler d'un envers propre[1].

L'aspect de l'envers dépend des points que vous utilisez. Si vous utilisez un point identique sur l'endroit et l'envers comme le double point avant par exemple, on ne verra presqu'aucune différence entre les 2 côtés.

Mais si vous brodez du fil d'or en couchures, votre envers ne pourra pas être identique à l'endroit, il n'y ressemblera pas du tout, comme sur cet exemple : Détail d'une broderie vue sur l'envers. On distingue une zone brodée, elle est recouverte de fils rouges qui forment un motif géométrique un peu flou. Par dessus, on voit le bout des fils d'or qui sont fixés sur la zone brodée avec des points.

Pourquoi faire ?

Je résumerai les raisons en 2 catégories qui ne s’excluent pas mutuellement.

La première : éviter des défauts de broderie visibles une fois que la broderie est terminée.

Imagine coupée en 2 : à gauche l'endroit d'une broderie, à droite l'envers. Sur l'envers il y a un fil libre sur une zone non brodée et on le voit par transparence sur l'endroit. Par exemple, sur cette photo, le fil qui court, libre sur l'envers (la partie droite de la photo) se voit par transparence sur l'endroit. Le fait que le tissu soit une toile de lin blanche a évidemment un impact sur ce détail et peut être que sur une autre broderie, avec d'autres matériaux, il ne serait pas gênant de faire courir un fil d'une zone de broderie à une autre.

Mais aussi pour faciliter la broderie elle-même. Si vous avez déjà brodé (ou simplement manipulé du fil), vous avez peut être remarqué cette tendance que le fil a de s'emmêler et à quel point ça peut être agaçant ? Maintenir un envers propre a cette utilité : limiter ce risque sur une partie de la broderie qu'on ne voit pas (l'envers, donc).

Votre fil peut s'emmêler avec un fil qui est resté libre sur l'envers et créer des nœuds. Ces nœuds risquent de se voir par transparence, faire des surépaisseurs, vous gêner pour broder vos points.

Montage photo : à gauche l'envers de la broderie et à droite l'endroit. On voit qu'un nœud de fil s'est formé sur l'envers et sur l'endroit, on distingue une ombre par la transparence du tissu.
Ici le fil s'est emmêlé avec un nœud sur l'envers formant une zone fouillis qui se voit par transparence.

C'est une des raisons pour laquelle, en broderie, il est conseillé de ne pas faire de nœud sur le fil pour bloquer et sécuriser l'aiguillée. Mais aussi parce qu'en brodant des zones fines et délicates, le ou les nœuds peuvent gêner l'aiguille quand on va broder de nouveaux points.

Gros plan sur la broderie de la tête de Judith.
Sur la tête de Judith qui fait environ 1.5cm de haut, j'ai pris le parti de faire des nœuds à mes aiguillées pour aller plus vite (après tout, c'est historique, j'y reviendrai plus tard). Il y a 5 fils différents, ce qui implique 5 nœuds sur une petite surface. Il est arrivé un moment où je l'ai regretté. Les nœuds formaient des épaisseurs difficiles pour piquer avec précision.

Un envers propre, c'est une multitude de petit détails qui servent à faciliter la broderie et obtenir un résultat à la hauteur du temps passé. Le tout est d'expliquer pourquoi, comment et à quel moment c'est utile d'y prêter attention. Dans certaines situations, on peut s'affranchir de certaines règles. Mais pour pouvoir le faire, il faut savoir à quoi elles servent.

Envers d'une broderie en laine colorée, on distingue sur la droite une rose des vents et sur la gauche des arbres. On voit aussi une ligne de côte avec des petits points verts tout le long.
Sur ce détail de broderie, on voit la rose des vents, brodée au point de passé plat qui a un envers très semblable à l'endroit mais quelques fils passent d'une zone à l'autre. Même si ces fils ne passent que dans des zones de la même couleur, ils peuvent être considérés comme un petit défaut. Mais comme il ne sont pas visible sur l'endroit et que la broderie sera doublée par la suite, ils ne gênent pas le résultat final. Si la broderie avait été réalisée sur un vêtement et non doublée, comme sur une poche par exemple, les fils qui passent d'une zone à l'autre pourraient être accrochés, tirés et s'arracher. Il serait plus important de les éviter.
Sur les arbres, la broderie est plus fouillis et ne ressemble pas du tout à l'endroit mais aucun fil ne court librement.

Parce que si on n'explique pas, ça n'est effectivement guère plus que du gatekeeping[2]. Et c'est parfois utilisé de cette manière.

Est-ce que ça a toujours été un critère ?

Il existe de nombreux exemples historiques de broderies où l'envers est soigné et d'autres où ça n'est pas le cas. Il existe aussi des broderies qui montrent un savoir faire professionnel indéniable mais qui ne respectent pas certaines des préconisations qu'on peut suivre de nos jours.

Par exemple, la tapisserie de Bayeux qui a été brodée dans un monastère, avec une technique et une régularité qui démontrent une grande maîtrise ainsi qu'une supervision attentive, il y a des nœuds pour fixer les aiguillées et les fils courent sur l'envers d'une zone à l'autre. Au vu des recherches mettant en lumière le savoir faire de cette broderie[3], on ne peut pas y voir une preuve de maladresse. Peut être est-ce tout simplement un témoignage que ces éléments ne sont pas une priorité dans tous les types de broderie de chaque époque.

Voici quelques autres exemples historiques :

Envers d'une broderie médiévale. On distingue parfaitement le dessin (une vierge à l'enfant).
Sur cette broderie du 15e siècle, l'envers est impeccable. On peut facilement comprendre le dessin, il n'y a pas de nœuds, les fils ne se mélangent pas d'une zone à l'autre.

Aux 16e et 17e siècle, dans la broderie noire, le point arrière et le double point avant sont utilisés. Ils ont un aspect sensiblement identique sur l'endroit, mais sur l'envers les 2 point n'ont pas le même rendu. Le point arrière est plus épais alors que le double point avant est identique des 2 côtés.

Mais si on s'intéresse au type de broderie pour lesquels ils sont choisi, on observe un fait intéressant :
Le double point avant se retrouve sur des broderies de foulards, de coiffes, c'est à dire des pièces où on est susceptibles de voir l'envers. Tandis que le point arrière est utilisé sur les broderies de vêtements (chemises manches voire corsage). On comprend que la question de l'envers se pose mais, semble-t-il, pas en terme de virtuosité d'exécution.

Détail de l'envers d'une veste brodée en noir sur toile blanche. On distingue vaguement la forme d'un papillon. Aucun fil ne traine mais on ne peut pas deviner le détail des points sur l'endroit. Sur cette veste brodée du début du 17e siècle, on remarque bien que l'envers est plutôt propre : aucun fil ne court dans les zones non brodées, on devine la forme générale mais assez mal les détails.

L'économie de fil, la rapidité d'exécution (au détriment de la perfection technique) sont des préoccupations qui peuvent être prioritaires selon les contextes de production ou d'usage des broderies.

Mais la qualité d'exécution de l'envers a aussi été utilisé comme élément de distinction.

En faisant de la broderie un loisir féminin et tout particulièrement un loisir féminin noble (comprendre réservé à une élite quand la couture, le ravaudage et le marquage des draps est suffisant pour les femmes du peuple) soigner son envers devient une manière de montrer sa virtuosité dans ce domaine et ainsi se distinguer des usages moins nobles de ces techniques.

C'est ainsi que la question de l'envers peut devenir du gatekeeping. Et c'est la raison pour laquelle je fais régulièrement de la pédagogie sur cette question et que j'essaie d'expliquer à la fois le pourquoi et le comment faire dans mes kits. Et si je ne suis pas maniaque sur l'aspect des envers de broderie, en s'intéressant aux raisons, aux manières de faire, je ne ferai pas pour autant d'un envers non soigné, une source de fierté.

Mon objectif est l'autonomisation : que chacun puisse faire ses choix, en conscience[4]. C'est la démarche que j'avais en créant ce blog il y a 20 ans pour y partager mes expérimentations, c'est la démarche qui m'anime aujourd'hui dans la création de mes kits.

Broderie vue sur l'envers. C'est un sablier brodé en noir sur toile blanche. On distingue bien la forme générale mais l'envers est brouillon, on voit bien que ce n'est pas le côté "fini".
Ici l'envers est charbonneux, un peu flou. Loin d'être beau, il ne présente pas de défauts qui seraient visibles sur l'endroit. C'est l'objectif avec cette broderie qui sera montée sur un carton pour être exposée.

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Notes

[1] Faut-il encourager les blagues à propos de derrière propre ? Je vous laisse seuls juges !

[2] Le gatekeeping, littéralement garder le portail est une attitude qui consiste à définir des critères plus ou moins arbitraire pour permettre ou refuser l'accès des autres à une information, un statut, une qualité.

[3] Lester-Makin, A. : L’endroit raconte l’histoire, l’envers dit l’Histoire. Une discussion technique de travail de broderie de la Tapisserie de Bayeux, Actes du Colloque (Bayeux: Bayeux Museums), 2018.

[4] si vous prenez des cours en vue d'un diplôme, bien entendu, il faut vous conformer aux attentes qu'on l'on a dans ce cadre. De la même manière dans le cadre professionnel, je m'adresse ici aux amateurices qui souhaitent progresser.