Détail de la broderie de Judith et sa servante. J'ai choisi de broder uniquement la robe de dessus de Judith à l'or nué.
Définition
Le principe de l'or nué est de recouvrir entièrement le tissu de fils d'or en rangées parallèles et resserées et de broder au fur et à mesure avec des fils colorés des petits points de couchure sur l'or pour rapporter le dessin.
Le terme nué a la même racine que nuancer et signifie assortir les couleurs en nuances dégradées
. Pour broder à l'or nué on va donc utiliser du fil d'or mais aussi plusieurs fils de couchures, traditionnellement en soie.
Cette technique, poussée à l'extrême se rapproche d'une forme de peinture à l'aiguille, avec des dégradés très subtils où l'or va apparaître de manière plus ou moins intense. Dans cet exemple très spectaculaire, à part le fond brodé en couchures à bâtons rompus, toute la scène est brodée à l'or nué. Les fils d'or sont couchés d'un bout à l'autre de la broderie et c'est les fils de soies colorés utilisés pour la couchure qui vont créer le motif. Broderie de l'Annonciation. Flandres, milieu du 15e siècle, MET.
Technique
L'or nué se travaille comme une grande partie de la broderie d'or : en remplissage au point de couchure. Mais au lieu d'utiliser un seul fil de soie pour la couchure, on va utiliser autant de fils que de couleurs et de nuances nécessaires. Le fil d'or n'est dont pas visible sur l'envers. Comme on peut le voir sur le détail de la couverture du lit de cette broderie de la fin du moyen-âge :
La naissance de Saint Jean-Baptiste, Design attribué à Benozzo Gozzoli (Benozzo di Lese di Sandro), Italie, 1460–1480, MET
Le résultat de la broderie à l'or nué ne dépend pas uniquement de la quantité de couleur et de nuances de fils de soie utilisés pour la couchure.
En effet, l'écartement entre les points de couchure va donner toute sa subtilité à la broderie à l'or nué. Dans les zones les plus sombres, les points seront serrés au point de cacher complètement le fil d'or et en espaçant un peu les points, on fera apparaître le fil d'or parfois de manière à peine perceptible selon l'éclairage, et l'or viendra illuminer la couleur par en dessous. Enfin dans les zones très lumineuses, le fil d'or peut être laissé sans fils colorés.
Ce procédé est particulièrement impressionnant dans les broderies de drapés, comme on peut le voir sur la manche de l'officiant sur cette scène de l'enfance de Jésus : Circoncision de Jésus, détail d'une croix de chasuble, Amsterdam, 1490, Musée des tissus de Lyon.
Pour broder à l'or nué, on travaille en lignes de couchure d'or parallèles et rapprochées en brodant au fur et à mesure chaque couleur sur le fil d'or en suivant le dessin tracé sur le tissu. Lorsque le fil d'or n'est pas recouvert par des fils colorés, il est parfois nécessaire de le fixer par des points de couchure espacés avec un fil jaune de la même teinte. Quelques lignes de broderie d'or nué sur ce crane monochrome. Broderie : Hémiole et le chas. Dans les zones où il n'y a pas de fil noir, l'or est couché au fil de soie jaune selon un motif traditionnel de brique.
Histoire
Bourse de corporal, aire germanique 13e siècle, Musée de Cluny.
La plus ancienne trace d'or nué en occident est parfois attribuée à cette broderie, sur la couverture de Marie.
En observant bien, on peut être surpris de l'identification en or nué pour cette broderie. En effet, on a un simple motif géométrique qui se répète, une seule couleur et aucune nuance ni dégradé. Pour autant, à la différence du remplissage au point de Boulogne classique, ici, la majeure partie de la zone est recouverte de soie colorée et l'or ne parait que dans certaines zones, ce qui rappelle fortement l'or nué qui vient éclairer les couleurs. Bourse de corporal, détail, aire germanique 13e siècle, Musée de Cluny.
Or nué ou non, je ne suis pas certaine qu'on puisse trancher de manière définitive. Suite à une discussion avec Jessica Grimm, je proposais le terme de proto or nué et elle celui de pseudo or nué (pour signifier que cette technique a pu perdurer après l'apparition de l'or nué tel que nous le connaissons).
Il est effectivement difficile de déterminer où démarre l'or nué quand une couchure géométrique monochrome représente le motif qu'on veut broder, comme pour le dallage de cette broderie du milieu du 15e siècle :
Détail, Panneaux brodés, Florence, milieu du 15e siècle.
Ici, je ne qualifierai pas la technique d'or nué, pourtant on se situe encore entre la couchure géométrique et la couverture de la Vierge ci-dessus.
Est-ce que la ligne ne se situerait pas au rôle que tient le fil d'or dans la lecture du motif ? Si la couchure est un remplissage doré, comme le serait une pose de feuille d'or sur un fond, on parlera de couchure. Mais si le fil d'or apporte les touches de lumière aux fils colorés, on pourrait alors le considérer comme de l'or nué ou du proto or nué ? (c'est une proposition)
Usages
On retrouve l'or nué en petites touches dans des zones bien particulières de la broderies, zones à mettre en valeurs, et associée à d'autres techniques de broderie d'or.
Sur beaucoup d'orfrois représentants des saints ou des saintes, il est limité aux vêtements de dessus, comme les capes. C'est le choix que j'ai fait pour la broderie de Judith. En effet, le fil d'or dans les broderies aux techniques mixtes, est utilisé pour mettre en valeur et accentuer certaines zones, pour orienter le regard, de la même manière que l'or est utilisé dans la peinture ou l'enluminure.
Sur cette broderie de Sainte Catherine, le fil d'or est présent par touches (notamment sur ses attributs et son auréole, éléments importants de son identification) mais en ce qui concerne sa tenue, seul son manteau est brodé à l'or nué. Orfrois, Sainte Catherine, Utrecht, 1504.
Au cours du 15e siècle, l'or nué prend une place plus importante dans certaines broderies. Le travail sur les nuances et les dégradés devient de plus en plus fin, et des broderies très impressionnantes dont essentiellement brodée à l'or nué comme sur ce détail du manteau de la Vierge, un des vêtements de la toison d'or. La scène est entièrement brodée à l'or nué rehaussé de rangs de perles. Détail du manteau de la vierge, Flandres, 1425/1440.
L'or nué est une technique impressionnante mais très couteuse et qui prend beaucoup de temps à broder.
Au 18e siècle, dans son Art du Brodeur, Saint-Aubin décrit la technique de l'or nué mais précise en fin de section qu'il est de moins en moins employé et remplacé par l'or nué batard
. Cette technique consiste à recouvrir le tissu des nuances de soie puis de coucher le fil d'or par dessus à intervalles réguliers mais espacés, en utilisant les nuances de soie correspondantes au fond.
Sur la broderie des ailes de cet ange datant de la fin du moyen-âge, on devine l'utilisation d'une technique qui pourrait correspondre à ce que Saint-Aubin décrit quelques siècles plus tard. Fragment de croix de chasuble, pays germaniques, fin 15e siècle.
Cette technique ressemble pourrait s'apparenter à une forme de point de Bayeux ou point d'orient où le fond est brodé en soie nuancées et les barrettes perpendiculaires, au fil d'or. Dans ce même traité, Saint-Aubin décrit d'ailleurs, un point similaire au point de Bayeux ou point d'orient pour broder plus rapidement en nuances, c'est à dire en peinture à l'aiguille[1]. Le point de Bayeux ou point d'orient est effectivement une technique assez rapide pour recouvrir de grande surface de tissu.
Sur la broderie de Judith, le sol de la tente, en damier, pourrait s'apparenter également à ce type de point de broderie.
Variations
Il existe des variations autour de l'or nué. Notamment lorsque le fil d'or n'est pas couché en lignes droites, on parle plus volontiers de point d'ombre italien. Ceci concerne les broderies réalisées en cercle (ou en spirales) ou d'autres broderies où la couchure va suivre les mouvements du motif.
Poisson tropical inspiré de gravures du 18e siècle, broderie en point d'ombre italien, Hémiole et le chas
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Note
[1] Nous reviendront sur ses usages dans un article ultérieur.