Le tambour à broder

(English readers : you can find a translation of this article on Le temps de broder.)

Après les métiers à broder qui semblent être la première forme d'outil pour tendre l'étoffe en broderie, je vous propose de nous intéresser au tambour ou cercle à broder.

Le tambour à broder est un métier circulaire en bois, généralement composé de 2 cercles qui s'emboîtent pour fixer l'étoffe. Le tambour a donc la même fonction que le métier à broder : tendre le tissu. Il diffère par sa forme et la manière dont on va tendre le tissu dessus.

Je vous propose de remonter à son apparition et son usage en occident. Une fois encore, nous utiliserons les ouvrages encyclopédiques mais également les tableaux et pièces d'époque pour cette étude. Enfin nous verrons comment en étudiant les broderies d'époques et l'évolution des styles de broderies, on peut suivre la trace de l'usage du tambour à broder au fil du temps.

Les premières descriptions de tambour à broder remontent au XVIIIe siècle et c'est encore l'Encyclopédie et l'Art du Brodeur qui vont nous renseigner sur la question.

L_art_du_brodeur_par_M__._Saint-Aubin_Charles-Germain_bpt6k1065586m_49.jpg L_art_du_brodeur_par_M__._Saint-Aubin_Charles-Germain_bpt6k1065586m_63.jpg L_art_du_brodeur_par_M__._Saint-Aubin_Charles-Germain_bpt6k1065586m_65.jpg L_art_du_brodeur_par_M__._Saint-Aubin_Charles-Germain_bpt6k1065586m_66.jpg L'art du brodeur, par M. de Saint-Aubin, 1770.

D'après le texte de Saint-Aubin, il semble que le tambour soit directement lié à l'arrivée de la broderie au crochet[1] depuis la Chine. Il situe cette arrivée 10 ans en arrière, ce qui nous mène vers 1760 (l'Art du brodeur est publié en 1770).

Nous pouvons observer que le tambour à poser sur les genoux ne possède qu'un seul cercle de bois et que le serrage se fait grâce à une courroie de cuir. Sur le tambour à pied, on ne distingue pas le système de serrage recouvert par une étoffe servant à contenir le tissu qui dépasse du cercle[2].

L_art_du_brodeur_par_M__._Saint-Aubin_Charles-Germain_bpt6k1065586m_73.jpeg

L'Encyclopédie présente un article sur le tambour à broder. Ici encore, il est question de la broderie au crochet et du point de chaînette :

Tambour, maniere de broder au tambour. Le tambour est un instrument d'une forme circulaire, sur lequel, par le moyen d'une courroie & d'une boucle, ou de différens cerceaux qui s'emboîtent les uns dans les autres, on tient tendue une toile ou une étoffe légere de soie, sur laquelle on exécute avec une aiguille montée sur un manche, & qui a sa forme particuliere, le point de chaînette, soit avec un fil de soie nue, ou couvert d'or ou d'argent, & cela avec une vîtesse & une propreté surprenante. Avec ce seul point, on forme des feuilles, des fleurs, des ramages, & une infinité d'objets agréables dont on embellit l'étoffe destinée à des robes & autres usages. Voyez dans nos Planches le tambour & ses détails, l'aiguille, & même la maniere de travailler, qu'elles feront concevoir plus clairement que tout ce que nous en pouvons dire.

L'encyclopédie décrit également un système avec un seul cercle de bois et une courroie pour le serrage mais aussi le système avec 2 cercles qui s'emboîtent.

L'article décrit ensuite la manière de réaliser le point de chaînette au crochet. La planche de l'Encyclopédie montre le tambour ainsi que le détail du point formé avec ce point : 260.png

Les plus anciennes représentations de tambours à broder que j'ai pu retrouver datent de la même période. En voici quelques exemples, on peut noter que dans tous ces exemples, la brodeuse tient bien un crochet et non une aiguille.

05-531478.jpg Madame la comtesse de Chevreuse. Dessin par Louis de Carmontelle. 1758. Musée de Chantilly

AN00960917_001_l.jpg The Fair Lady working Tambour- 1766-1784 - British Museum

41736.jpg The_Ladies_Waldegrave.png The Ladies Waldegrave, tableau de Sir Joshua Reynolds, daté de 1780 de la National Galleries of Scotland.

Enfin, voici un tambour à broder daté 1790-1800 conservé au Los Angeles County Museum of Art. Il mesure 40.64 x 55.88 x 38.74 cm : ma-80574.jpg

Qu'en est-il des broderies d'époque ? On l'a vu, à son introduction, le tambour est intimement lié à la broderie de chaînette au crochet. Au cours du 18ème siècle, on peut observer un changement dans les décors brodés avec ce point car ce type de broderie est très populaire sur les vêtements. Dans son livre 18th Century Embroidery Techniques, Gail Marsh établi une liste des caractéristiques permettant de différentier le point chaînette réalisé à l'aiguille et au crochet :

  • Les motifs discontinus avec des lignes s'interrompant souvent sont plus typique de l'aiguille.
  • Les motifs aux angles aigus font pencher pour l'aiguille tandis que les changements de directions plus arrondis pour le crochet.
  • La manière de terminer les lignes ou les angles varie d'une technique à l'autre.
  • Les points au dos de la broderie sont plus réguliers et rectilignes avec le crochet.

Ainsi elle estime effectivement que les broderies au crochet et tambour sont rares avant 1760 pour se développer couramment que dans les années 1870-1880. La diffusion de la technique semble malgré tout assez rapide.

Si le tambour est arrivé en occident au 18e siècle avec la technique de la broderie au crochet, à quel moment est-il devenu un cadre à broder comme un autre, utilisé en contexte domestique ou professionnel ?

Difficile de trouver une réponse précise à cette question. Les premières représentations de tambour au 18e siècle et au début du 19e siècle, lorsque l'on peut identifier la technique de broderie employée[3] semble toujours montrer le crochet.

Jusque dans les années 1870, la broderie domestique la plus populaire en Europe semble avoir été la tapisserie au point. Que se soit avec les patrons de broderie de Berlin et la production de grilles modèles très populaires entre 1840 et 1880 ou les nombreux patrons disponibles dans la mode illustrée, on voit tout l'engouement de ce type de broderie à l'époque. Hors pour ce type de broderie, le tambour assez mal adapté à cause de l'épaisseur de l'ouvrage.

Malgré la variété que les femmes trouvent dans les travaux au crochet, au filet, etc., et malgré l'attrait qu'offrent tant de combinaisons nouvelles, la tapisserie conserve toujours ses anciens droits; elle est toujours le passe-temps le plus agréable, et c'est peut-être le seul travail que l'on fasse, non en vue du résultat, mais pour le plaisir même de le faire. Ces résultats sont cependant fort appréciés par tous ceux qui savent que la tapisserie, habilement mêlée aux détails d'un ameublement, donne de la gaieté et de la vie au logis.

La Mode illustrée n°6 (04 février 1860).

On le voit à la description de La mode illustrée : c'est un type d'ouvrage pour s'occuper autant que pour décorer son intérieur. D'où, probablement, le fait que beaucoup de portraits et tableaux d'époques montrent plutôt ce type de broderie sur métier rectangulaire qu'on appelle encore métier à tapisserie.

Il faut regarder du côté de la broderie blanche ou plumetis ou broderie anglaise dont les différentes variations sont également populaires à l'époque. Au début du 19e siècle plusieurs centres de broderie se développent autour de la broderie blanche : dans les Vosges (Fontenoy-le-Château), en Suisse (ancien canton d'Appezell), en Écosse (Glasgow). Tout au long du 19e siècle ce type de broderie se répand également dans la sphère domestique[4]. Ici encore, l'indice est faible car beaucoup de ces broderies ne nécessitent pas de travailler sur une étoffe tendue sur un métier.

Mais une anecdote peut nous donner des indices sur les usages, en s'intéressant à l'évolution des modes. En effet, en Écosse, les ateliers de Mrs Jamieson of Ayr semblent être passés de la broderie au crochet à la broderie blanche dans les années 1815-1820. Gail Marsh dans 19th century embroidery's techniques pense qu'il est improbable que toutes les ouvrières (travailleuses à domicile) aient été équipées en tambour ou métier. Mais les ateliers et brodeuses qui travaillaient auparavant sur la broderie au crochet en étaient équipés. Dans ce cas, d'une mode qui remplace tout simplement une autre peut nous indiquer un moment où le matériel a pu être utilisé à de nouvelles techniques.

Enfin, en 1886,Thérèse de Dillmont, dans son encyclopédie des ouvrages de dame, décrit le tambour comme le métier à broder le plus courant :

Encyclopedie_des_ouvrages_de_dames__._Dillmont_Therese_bpt6k62794921_98.jpg Encyclopedie_des_ouvrages_de_dames__._Dillmont_Therese_bpt6k62794921_99.jpg

Il semble donc que, sans faire grand bruit, le tambour se soit imposé en l'espace de moins d'un siècle, au moins dans la sphère domestique. Dans les ateliers professionnels, le métier rectangulaire restera le plus fréquent pour des raisons pratiques.

Vous pouvez consulter mon tableau pinterest sur les métiers et tambours historiques.

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Notes

[1] Le terme anglais tambour embroidery qui désigne la broderie au crochet aurait gardé la trace de cette origine.

[2] il est effectivement souvent nécessaire de relever et maintenir le tissu que l'on est en train de broder au tambour afin d'éviter de le piquer par erreur ou le salir à force d'être manipulé

[3] que l'on voie le manche du crochet, la bobine sous le tambour sur un dévidoir, ou que la position des mains nous l'indique.

[4] Une fois encore dans la Mode Illustrée, outre les grilles de tapisserie au point, le type de broderie le plus fréquent appartient au groupe de broderies anglaise, plumetis ...

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