Filer est une activité productive.
La première chose qui me choque dans cette phrase, c'est que le filage est présenté comme une activité faite pour tuer le temps, réalisée par des femmes désœuvrées. Filer est une activité productive qui consiste à transformer des fibres en fil. Une femme qui aurait passé sa journée à filer la laine, aura produit du fil. Celui-ci peut être utilisé de plein de manières différentes.
Eve filant.
Psautier Hunter, 1170, Bibliothèque de l'université de Glasgow.
Filer est une activité indispensable dans la société médiévale.
Aujourd'hui également, mais on file peu à la main. Le fil est la matière première d'une immense majorité des textiles. Les tissus sont faits à partir de fils, certains textiles techniques sont réalisés à partir de fils. Les fils servent aussi à coudre évidemment et à broder. Et les tissus ont de multiples usages : pour les vêtements, sous-vêtements de toute la société, pour l’ameublement : draps couvertures, rideaux, tentures, tapis, pour des accessoires : sacs, voiles de bateaux ! Certaines armures ou parties d'armures sont en tissu ...
Adam et Eve. Que serait la société médiévale sans fil ?
Beatus de l'Escurial, ~950, bibliothèque de l'Escurial.
Bref, le fil est partout et la demande est énorme.
Dominique Cardon dans son article Arachné ligotée évalue à 30 le nombre de fileuses qui fournissent le fil pour 1 seul métier à tisser. C'est à dire que pour 1 ou 2 tisserand, il a pu y avoir jusqu'à 30 femmes qui travaillent pour fabriquer le fil utilisé. Cette estimation nous permet d'appréhender le besoin énorme en main d’œuvre pour faire tourner les métiers à tisser.
Filage au fuseau et à la quenouille à gauche, filage à la roue à filer et dévidage des fuseau sur l'aspe.
Ovide, Métamorphoses (1385 env.), Bibliothèque municipale de Lyon, Ms.742, f°54, « Filles de Minyas filant la laine ».
Filer est une activité professionnelle
Même si le filage domestique (pour l'utilisation personnelle au sein du foyer) a existé, les femmes qui filaient pour ces tisserands étaient rémunérées pour ça.
Au moyen âge, il n'existe pas de filature, c'est à dire d'usine où des ouvriers vont travailler la journée pour fabriquer le fil. Les outils sont simples, d'abord le fuseau et la quenouille, puis au cours du 14e siècle, la roue à filer. Et le filage est réalisé essentiellement à domicile. Les tisserands livraient aux fileuses des paniers de laine et venaient récupérer le fil qu'elles avaient produit. Les fileuses étaient rémunérées pour ce travail, souvent assez mal, mais rémunérées.
Il ne faut pas perdre de vue que la fabrication de tissus de laine (de draps) est considérée comme la première industrie européenne, dès la fin du 13e siècle. Ces fileuses qui travaillent à domicile, que se soit au coin du feu, dans les champs ou dans les rues des villes, participent à l'essor de cette industrie.
Atelier de tisserand.
Livre des modèles de l'Abbaye de Reun, Autriche, Début du XIIIe siècle.
Filer est bien une activité de femmes isolées
Depuis le début je ne parle que de femmes ou de fileuses. Parce qu'à l'époque médiévale, filer est une activité exclusivement féminine. Il existe bien quelques représentations d'hommes filant ou avec des outils de filage, mais se sont toujours des caricatures d'hommes ayant perdu leur virilité, dominés par leur femme…
C'est même un thème ancien : ici sur la mosaïque des douze travaux de Liria (Espagne), première moitié du IIIe siècle, l'illustration de la soumission d'Hercule à la reine Omphale.
Les sources nous montrent qu'elles sont souvent suspectées de tricher sur la qualité. On les accuse également de mœurs légères voire franchement dépravées. Travailleuses à domicile, elles ont peu d'occasions de s'organiser en corporations ce qui accentue leur précarité face aux tisserands.
Conclusion
Donc oui, les femmes filaient au moyen âge et probablement massivement.
Psautier de Fécamp, La Hagues, fin XIIe siècle.
Chez elles, aux champs, dans la rues … j'ai tendance à penser que cette activité devaient s'inscrire dans le paysage médiéval. C'est à dire que si vous vous étiez promené au moyen âge, dans la rue, en ville dans un village, que vous étiez rentré dans une maison, vous auriez eu de grandes chances de tomber sur une femme en train de filer. Il existe d'ailleurs, dans certaines villes, des textes de loi datant de la fin du moyen-age, qui demandent aux fileuses de ne pas gêner la circulation en s'installant dans la rue avec leur roue à filer.
La femme qui file, même à la maison, n'est pas un cliché et elle n'est pas non plus improductive, elle participe activement et professionnellement à une activité économique essentielle à la société. Balayer d'un revers de la main les fileuses pour évoquer le travail des femmes à l'époque médiévale, revient à perpétuer le mépris auxquels elles faisaient déjà face !
Et au final, ça revient peut être également à perpétuer au 21e siècle un cliché sexiste qui dévalue systématiquement tous les travaux dits de femmes
, en particulier les travaux d'aiguilles ou les travaux textiles. Il est peut être temps de cesser de parler de ces activités comme d'un loisir de femmes désœuvrées.
Bibliographie
Cardon Dominique ; la draperie au moyen-âge : essor d'une grande industrie européenne ; CNRS Editions ; 1999.
Cardon Dominique. Arachné ligotée : la fileuse du Moyen Âge face au drapier. In: Médiévales, n°30, 1996. Les dépendances au travail, sous la direction de Alessandro Stella . pp. 13-22.
Hulton Mary. Urban weavers of medieval England. Université de Birmingham, 1990.
Ce texte est inspiré d'une partie de la conférence que j'ai donné à Aubazine en 2017 sur la production textile à la fin du XIIe siècle.
1 De Valérie -
Bonjour,
Et merci pour ce bel article. Je découvre votre blog très intéressant, mais je ne vois pas de présentation de vous-même, ce serait intéressant de savoir qui parle !
Pour ce qui est du fond de l'article, je rejoins complètement votre point de vue sur la vision faussée de notre époque sur les activités textiles / féminines. Combien de fois me suis-je insurgée contre des metteurs en scène "contemporains" faisant tricoter une femme pour montrer qu'elle s'ennuie mortellement ! En quelques décennies la plupart des occidentaux ont perdu la notion de valeur du textile et n'ont aucune idée du travail colossale que représente sa production : production de la fibre, végétale ou animale, extraction et préparation de la fibre, filage, teinture (et donc culture et/ou récolte, extraction et préparation des colorants végétaux ou animaux et adjuvants de teinture), tissage, coupe, couture, broderie, impression, tricot, dentelle... fabrication des produits annexes (boutons, etc.). Les t-shirts à un euro nous ont fait perdre tout repère et sens de la réalité laissant à des chinois ou autres bangladais pauvres cette indispensable production.