Définition des broderies à grilles
Une broderie à grille est une broderie réalisée à partir d'un modèle qu'on reporte point par point. Ce modèle est présenté sous forme de grille où chaque nœud (ou carré comme sur l'exemple ci-dessous) correspond à un point de broderie.
Eyn new kunstlichboich, Cologne, 1529.
Cette technique présente l'avantage de pouvoir réaliser un motif précis et répétable à l'infini. C'est particulièrement indiqué pour les frises ou les motifs répétés en carreaux comme certains motifs héraldiques.
Aumônière à décor héraldique, Zone germanique, vers 1300. Tongres, Basilique Notre-Dame.
Dans ce cas, et contrairement aux exemples que nous avons vus dans les articles précédents[1], le motif n'a donc pas besoin d'être tracé sur le tissu.
Points utilisés
Une majorité de ces pièces sont réalisées avec un point droit de tapisserie. Est-ce enfin, le fameux point de brique dont on parle depuis le début ? Quand on y regarde de plus près, c'est, encore une fois, plus varié.
J'ai sélectionné un corpus de 44 broderies médiévales qui semblent avoir été réalisées d'après une gille. Pour les sélectionner je relève les motifs qui sont répétés au point près, les motifs stylisés et simplifiés pour correspondre à une grille ou le fait que les points ne sont jamais interrompus ou déformés pour rentrer dans un dessin tracé.
Vous pouvez retrouver en partie les broderies sélectionnées sur ce tableau pinterest. Sur ces 44 pièces j'ai séparer les points en 2[2] (certaines pièces présentent plusieurs techniques, d'où un total supérieur à 44) :
- 15 sont brodées au point de croix (et ses variations comme le point de croix natté).
- 31 sont brodées au point lancé droit et ses variations dont 13 au point de brique à proprement parler.
Je vous propose de détailler 3 de ces points : le point de croix natté, le point de satin et le point de brique[3]
Point de croix natté
On l'a vu avec l'exemple du coussin brodé qui a fait le lien avec l'article précédent, le point de croix natté est un point qu'on retrouve assez fréquemment dans les broderies à point comptés et les broderies à grille ne font pas exception. En effet, comme pour la broderie au point de croix moderne, le point de croix et ses variations se prête bien à ce genre de technique, comme ici sur le motif de sirène répété de cette bourse à relique :
Bourse à relique, Liège, 14e siècle.
Un autre exemple, avec cette aumônière où l'on peut remarquer que chaque motif est traité indépendamment et le sens de broderie des points peut être horizontal ou vertical selon le besoin. Aumônière à motifs héraldiques. France ou pays Germaniques, XIVe siècle, Paris, Musée des arts décoratifs.
Point de tapisserie droit - point lancé
Il s'agit d'un point compté droit : on suit parfaitement la trame du tissu et les points sont disposés parallèlement les uns aux autres. En faisant varier la longueur et le décalage entre chaque point, on obtient des motifs et des textures différentes.
Par exemple, le point de Hongrie est un ensemble de points droits qui forment des losanges :
Une grande partie des points de tapisserie droit sont donc des variations du point droit lancé, je vous propose de nous intéresser aux 2 plus fréquents dans les broderies à grille de la période :
Point de satin
Dans la tapisserie à l'aiguille, on nomme parfois point de satin une technique où la longueur des points s'adapte au motif. En effet le point de satin est un point qui couvre le motif de part en part comme dans l'exemple ci-dessous. Bourse, 15e siècle, V&A.
Sur cette broderie du 15e siècle, le motif est répété régulièrement mais les points ne font pas tous la même longueur : sur les branches colorées par exemple, la longueur des points s'adapte à la longueur de la zone à recouvrir : Bourse 15e siècle, détail.
Point de brique
Le point de brique est une variante du point droit lancé dans lequel les points sont brodés en quinconce de sorte à former un motif de briques. Tous les points font la même longueur et chaque point est décalé de la moitié de sa longueur exactement par rapport à ses voisins :
Dans le cas de broderies à grilles, le motif doit correspondre exactement à ce schéma et doit donc être conçu en conséquence.
Sur ce fragment d'aumônière du 14e siècle, les lions ont été dessinés de sorte à ce que leur forme corresponde à un nombre exact de points de longueur égale et à ce que leur décalage soit soit précisément de la moitié de leur longueur.
Fragment d'aumônière brodé au point de brique, pays germaniques, 14e siècles, musée de Cluny.
Sur ce fragment de broderie, on peut également observer les conséquences du travail au point de croix sur un motif :
Fragment de broderie, 14e siècle, pays germaniques, V&A.
On observe bien le décalage en quinconce sur la tête des personnages puis qu’avec cette technique, il est impossible de broder une ligne droite horizontale nette :
Création et transmission des motifs.
Ce type de broderie n'étant pas dessiné sur le tissu que se soit directement par un peintre ou reportés au moyen d'un poncif[4], on peut se demander comment ils étaient transmis et comment ils se diffusaient.
Malheureusement on sait peu de choses des modèles à grille au moyen-âge. Il y a plusieurs manière d'en garder une trace : le dessin sous forme de grille (comme en dessous) ou l'échantillon brodé.
Furm oder Modelbuchlein, 1523.
A la renaissance des ouvrages de recueils de modèles se répandent à la faveur du développement des imprimeurs et d'une clientèle qui se diversifie : à la fois professionnelle et amatrice (dans le cadre de travaux d'aiguilles domestiques)[5]. Mais l'ouvrage le plus ancien connu à ce jour est le Furm oder Modelbuchlein de Schonsperger daté de 1523[6].
Avant cette date, il existait des planches de modèles pour la peinture et pour la broderie. Pourtant on ne sait rien de grilles spécifiques à ce type de broderies (et autres travaux d'aiguilles). Comme un brodeur ou une brodeuse aguerri·e peut extrapoler une grille d'après un motif dessiné au trait, il est possible que ce type de planche n'ait jamais existé.
En ce qui concerne les échantillons, en tant qu'objet textile de faible valeur, leur conservation n'est pas assurée. En effet une bande d'échantillon peut être un exemple très basique de points ou de motifs dans ce style :
Échantillon de différents points de tapisseries à l'aiguille relevés sur des broderies médiévales.
Échantillon : relevé de la bordure du coussin brodé du 15e siècle.
Cependant, certains carnets de modèles de la fin du moyen-âge sont utilisés comme échantillon et portfolio, pour montrer son savoir faire[7] et non pour transmettre les motifs. Est-ce qu'on peut imaginer que certaines pièces brodées qui ont été conservées sous forme de fragment dans des trésors d'églises, aient pu être des échantillons ?
Fragment d'un sac à reliques, Allemagne, 13e siècle.
A suivre : je proposerai dans un prochain article de revenir brièvement sur les différents styles de broderie abordés et de conclure la série sur la tapisserie à l'aiguille ou la broderie à points comptés au moyen-âge.
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Notes
[1] Voir Broderies à points comptés : Opus Teutonicum et Les broderies polychromes figuratives à points comptés
[2] En tapisserie à l'aiguille, il est fréquent de séparer les techniques en points croisés d'une part et points droits d'autre part. De nombreux points sont en fait des variations autour d'une même base.
[3] Les noms et explications des points sont intimement liés au style de broderie auquel on le rattache et la tapisserie à l'aiguille médiévale n'est pas exactement formalisée de ce point de vue là. Dans les musées ou les catalogues d'exposition, les points sont désignés de manière plus ou moins précises souvent par des termes générique comme point de tapisserie quel que soit le point exact utilisé. Dans les manuels de broderie modernes, les appellations peuvent varier selon le contexte ou le style (broderie libre, tapisserie à l'aiguille, blackwork, crewelwork, ou peinture à l'aiguille), le plus souvent les divergences se font sur les variations d'un même point, en particulier sur des styles très précis comme celui qui nous occupe ici. J'ai essayé dans cet article, de proposer des appellations simples et assez génériques pour retrouver facilement des références tout en décrivant précisément de quoi je parle pour écarter toute ambiguïté. Ce travail d'équilibriste n'a pas été sans mal et m'a fait longtemps reculer la publication de cet article.
[4] Voir à ce propos mes 2 articles qui évoquent la question des techniques de dessin et de reproduction des modèles dessinés : Comment dessiner pour un brodeur et Pour en finir avec le syndrome de Pénélope où la question est abordée.
[5] Les premiers ouvrages imprimés sont systématiquement dédicacés et explicitement adressé aux professionels et aux femmes pratiquant les travaux d'aiguille en amatrice. C'est essentiellement lié à l’essor de cette pratique amatrice qui se développe au 16e siècle.
[6] On peut trouver une liste de ces recueil de modèles sur le site modelbuch.com
[7] Les modèles gothiques : un état des questions. Laurence Terrier Aliferis dans Les modèles dans l'art du moyen-âge (12e-15e siècles) Brepols, 2018.