Le principe de la couchure est de broder de grands points lancés (fils couchés) et de les fixer par de petits points : les points de couchures (que Saint-Aubin nommera points rachés[1] dans son ouvrage sur la broderie).
Point de Boulogne
Le point de Boulogne est le point de base d'un grand nombre de points de couchure. Il a été utilisé aussi bien pour réaliser des coutures décoratives et des ourlets[2] que des motifs de broderies linéaires ou des broderies de remplissage. Il est également très utilisé en broderie d'or.
Ici le point de Boulogne est travaillé de manière linéaire pour réaliser les tiges du décors végétal :
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Aumônière trapézoïdale hybrides musiciens, Paris, 1330-1350. Détail.
Ici, le fond est couvert de couchure de fil d'or et le point de boulogne est réalisé au fil de soie coloré pour dessiner le contour des fleurs polychromes qui constituent le décors :
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Fragment d'orfrois à décors végétal. Anciens Pays-Bas, XVe ou XVIe siècle.
Appliqué
L'appliqué est une technique qui consiste à découper la forme décorative voulue dans un tissu contrasté et à le coudre au moyen d'un point décoratif (ou non) sur le tissu de fond. On peut utiliser le point de Boulogne comme point décoratif. Technique utilisée pour sa rapidité, on la retrouve sur des remplois de broderies, aussi bien sur des aumônières, des bannières et étendards :
Photographie : Laetitia Martini.
Musée de Sens, broderie (probablement XIVe siècle) : on remarque un point de Boulogne prenant plusieurs fils qui suit le bord de la pièce appliquée.
Cette technique est également utilisée pour créer des tapisseries figuratives : Tapisserie, allemagne, 1370-1400. Victoria & Albert museum.
Broderie de remplissage au fil d'or
Le point de Boulogne a été utilisé pour le remplissage au fil d'or. Selon la manière d'agencer les points de couchures (ou points rachés), on obtient des motifs et des textures différentes. Les broderies médiévales nous offrent de ce point de vue, une grande variété.
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Fragment de vêtement liturgique ou de devant d'autel, basse-saxe, vers 1210-1230.
Mais avant de faire un tour de ces textures, je vous propose de nous intéresser en premier à un détail intéressant.
En effet, dans ce type de broderie, il est d'usage d'utiliser 2 fils d'or travaillés ensemble, de les travailler en lignes horizontales parallèles et continues pour remplir la zone. Ainsi, à chaque fois que l'on atteint le bord de la zone, il faut faire faire un demi-tours aux fils d'or. Il existe différentes techniques pour réaliser ces demi-tours. Je vous propose à travers cet exemple d'observer la technique utilisée au moyen-âge. Lorsque l'on observe ces broderies de près, on se rend compte que les bouts des lignes ne sont fixées que par un point de couchure et qu'il ne semble pas y avoir de soin particulier pour éviter que les 2 fils d'or se croisent sur le demi-tour[3] :
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Fragment de chasuble brodée, Pays germaniques, 2eme moitié du XIIe siècle.
Couchure en brique
Le motif en brique est très fréquent dans la broderie médiévale, que se soit avec le point de Boulogne, en couchure retirée (voir plus bas) ou dans l'opus teutonicum.
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Orfrois. Gérone, XIVe siècle.'
Couchure en chevrons
Un des motif fréquemment utilisé est le chevron. On le voit sur ces différents exemples, le fil de couchure (celui qui fixe le fil d'or) peut être d'une couleur approchant l'or et on devine alors une texture qui va se révéler avec les jeux de lumières et de reflets :
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Parure d'aube : scènes de martyres. Angleterre vers 1340-1360
Mais il peut également être de couleur contrastée (le rouge étant la couleur la plus commune sur l'or) de sorte à créer un motif qui se lit directement en couleurs :
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Médaillon, détail. Cycle brodé de la légende de saint Martin, cours de René d'Anjou, vers 1430.
On trouvé néanmoins des exemples où ces couchures de remplissage sont réalisées avec d'autres fils que du fil d'or, le sol de cette aumônière est brodé avec une couchure en chevrons brodée au fil de soie : Photographie Laetitia Martini - Fief et chevalerie. Aumônière, XIVe siècle, France, Musée de Sens
Couchure en diamant
Les motifs en losanges, ou en variations de losanges, dits diamant en textile sont également très fréquents dans les couchures au fil d'or. Également travaillés de différentes manières : avec des fils de même couleur ou contrastés.
Ici, nous retrouvons le fil rouge et un remplissage du losange qui fait de l'or, non plus la couleur dominante mais un fond du motif :
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Scènes de vies du bienheureux Pierre Igné, des saints Jean Gualbert, verdiane et Humilité, Florence, milieu du XVe siècle.
Ici les points de couchure, même s'ils dessinent un losange forment un motif plus élaboré :
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Parure d'aube : scènes de martyres. Angleterre vers 1340-1360
Enfin, sur cette vue de côté, on peut remarquer que selon l'agencement des points réalisés, on peut créer un relief. Dans ce cas, la ligne de points de couchure ne dessine pas un losange. Celui-ci est rempli de points de couchure et ce sont les flottés de fils d'or qui le font apparaître en relief :
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Saint Jean-Baptiste, France vers 1410.
Bâtons rompus
Autre motif très fréquent : les bâtons rompus[4]. Ici encore, différentes manières de le travailler pour des textures différentes.
Un autre détail de la broderie que nous observons à chaque motif nous permet de relever que le fond de chaque scène qui est séparée sur la pièce par un pilier d'arcade, est traité différemment. De la même manière que les enluminures alternent parfois des fonds colorés de couleurs contrastées le fond brodé de cette pièce historiée change a chaque scène :
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Parure d'aube : scènes de martyres. Angleterre vers 1340-1360
Sur ce fragment, travaillé en partie en appliqué et en rond de bosse, le fond est travaillé de sorte à créer un léger relief.
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Fragment d'orfrois : Anges, Pays germaniques (?) Flandre (?) fin XVe siècle.
Autres textures
Les motifs et textures créés par les points de couchures sont très vastes. Les exemples précédents sont ceux que l'on retrouve le plus fréquemment à cette période. Notons par exemple le travail sur l'auréole qui en souligne la forme et l'écartement des points qui crée un dégradé :
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Chasuble : Crucifixion. Cologne 2ème moitié du XVe siècle.
Couchures sur cordonnet
Afin de donner encore plus de relief aux broderie, il est possible d'appliquer un cordonnet sur le tissu avant de broder au point de couchure. Ces techniques se sont particulièrement développées à la fin du moyen-âge. Voici quelques exemples :
Ici, le cordonnet est disposé perpendiculairement à la couchure et en alternant la disposition des points de couchure, on obtient un motif de brique très accentué.
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Médaillon, détail. Cycle brodé de la légende de saint Martin, cours de René d'Anjou, vers 1430.
Le quadrilobe entourant les personnages, ainsi que quelques éléments du décors sont travaillés en relief sur cordonnet. Cette disposition rappelle l'orfèvrerie et l'émail[5] :
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Fragment d'orfroi : évêque. Florence fin XIVe - début XVe siècle.
Sur cette mitre, la couchure d'or, pour les éléments architecturaux comme les piliers, est réalisée perpendiculairement au cordonnet de sorte à former la colonne en relief. Il ne s'agit pas uniquement d'une texture décorative mais bien d'un élément du décors qui est travaillé de manière plus réaliste :
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Mitre brodée de la Sainte-Chapelle, Paris, vers 1375-1390.
Sur ce devant d'autel brodé sur le thème de la Passion, le fond des scènes, brodé d'or est décoré de motifs floraux (motif de vigne) réalisés au cordonnet qui donne son relief à la couchure. Il semble que ce type de décors soit une des caractéristique de l’œuvre florentine de cette période (Opus Florentinum).
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Antependium : Cène, christ au Jardin des Oliviers, Baiser de Judas, Portement de Croix, Crucifixion, Résurrection, Descente aux limbes, Noli me tangere, Pèlerins d'Emmaüs, Apôtres. Florence, XIVe siècle.
Sur cet autre détail de la même pièce, l'or a disparu dans de large zones laissant entrevoir le cordonnet qui est cousu en dessous :
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Antependium, Florence, XIVe siècle.
Or nué
L'or nué est une technique de couchure de fils d'or particulièrement impressionnante qui apparaît vers le milieu du XVe siècle. Dans cette technique, le fil d'or est couché horizontalement de sorte à recouvrir entièrement la surface et des fils de soie colorés sont utilisés pour la couchure. Ces fils de soie, brodés de manière plus ou moins rapprochée vont créer des dégradés et des nuances d'une grande subtilité, permettant ainsi de donner tout le relief et le modelé au dessin brodé. Ceci est particulièrement visible sur les manches du détail de cette croix de chasuble :
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Croix de chasuble : adoration des Mages, Circoncision, Présentation au temple. Amsterdam, avant 1490.
Couchure retirée
La couchure retirée est typique des premiers temps de l'opus anglicanum[6]. On retrouve ce point dans de nombreux ouvrages de broderie d'or des XIIe et XIIIe siècles.
La spécificité de la couchure retirée c'est que le fil de couchure n'y est pas visible. Ce point donne l'impression que le fil d'or est passé à travers le tissu, comme s'il était brodé normalement, alors qu'il s'agit bien d'un point de couchure :
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Orfrois de chasuble. France ou Angleterre, seconde moitié du XIIIe siècle.
Sur cette broderie réalisée au point de couchure retirée, les animaux sont brodés avec une couchure horizontale. En revanche les entrelacs et floraisons dans le décors suivent la courbe du motif :
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Paire de sandale liturgique. Angleterre ou France, XIIe siècle.
Couchure burden
La couchure burden diffère des autres couchure en ceci que les fils couchés ne recouvrent pas entièrement le tissu de fond. Ils sont disposés en rangs écartés et ne vont apparaître que par endroit sous les points de couchure. De fait, ce point se prête particulièrement bien à l'usage du fil d'or qui va créer un reflet brillant perceptible sous les fils de soie colorés.
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Panneau rectangulaire et cintré. Cycle brodé de la légende de saint Martin, cours de René d'Anjou, vers 1430.
En ça, on peut rapprocher la couchure burden de l'or nué mais dans le cas de l'or nué, le fil d'or recouvre bien entièrement le fond.
Point de couvent
Le point de couvent a ceci de particulier parmi les points de couchure qu'il se travaille avec une seule aiguillée : le fil couché et le fil de couchure sont identique. Il permet de couvrir de grande surfaces avec une texture qui imite beaucoup la tapisserie. Les exemples de point de couvent connus pour cette période sont réalisés en fil de laine.
C'est le cas du tapis de la création
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Tapis de la création. Gérone, XIIe siècle.[7]
On retrouve également ce point utilisé dans certaines broderies des couvents en Allemagne parfois au côtés d'ouvrage de l'opus teutonicum. C'est le cas par exemple de la tapisserie de l'Abbaye de Lüne.
Point de Bayeux
J'ai déjà réalisé un article détaillé sur ce point. Si le point de Bayeux, ou point d'Orient est très connu pour être le point principal de la broderie de Bayeux, il a été utilisé encore, souvent par petites touches dans les orfrois de la fin du moyen-âge.
Soit parfois par petites touches de soies colorées comme ce détail de 4cm environ sur une broderie mesurant 75cm de haut par 175 : de long :
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Parement d'autel. France, vers 1320-1330.
Mais la couchure d'orient a également été utilisée avec le fil d'or. Dans ce cas, le fond est brodé en soie colorée tandis que les longs points lancés sont réalisés au fil d'or puis fixés au fil de soie.
Photographie : Bénédicte Meffre - Hémiole.
Fragment d'orfrois : Anges, Pays germaniques (?) Flandre (?) fin XVe siècle.
Conclusion
A travers ces exemples, j'ai essayé de vous montrer la diversité des points de couchure et de leurs usages tout au long du moyen-âge. Ces points ont été utilisés dans des contextes et des styles de broderies très différents. a travers toute l'Europe et pendant toute cette période, on utilise abondamment les fils de couchure dans toutes leurs variations. De la couture décorative, aux plus riches broderies d'or, les points de couchure trouvent toujours une nouvelle facette à faire découvrir.
Si vous souhaitez mettre en pratique les points que je viens de vous décrire vous pouvez vous procurer un de mes kits de broderie. L'un d'entre eux : le dragon sur la colline a été spécialement conçu pour vous permettre d'aborder plusieurs de ces techniques. Je présente également les points abordés dans ce kit dans une série de vidéos sur ma chaîne YouTube.
Si vous souhaitez en apprendre plus sur la broderie au moyen-âge, vous pouvez consulter la page sur l'atelier de brodeurs où je recense tous mes articles sur le sujet.
Bien entendu la fin du moyen-âge ne signe pas la fin de l'usage des points de couchure. Utilisés encore tout au long de l'histoire, selon les modes et les styles de broderie en vogue, aujourd'hui encore, des artistes de la broderie ré-inventent les points de couchure.
Les exemples que je vous ai présentés, proviennent en grande partie des pièces exposées au musée de Cluny lors de l'exposition : l'art en broderie au moyen-âge.
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Notes
[1] Charles-Germain de Saint-Aubin, L'art du brodeur. 1770.
[2] voir Else Ostergard, woven into the earth, Textiles from norse Greenland, Aarhusuniversity press 2004. J'ai déjà proposé des reconstitutions utilisant cette technique, comme par exemple pour mon costume d'artisan fin XIIe siècle.
[3] On est donc très loin de ce qui est enseigné aujourd'hui, même si les techniques varient entre différentes écoles, les 2 fils couchés restent toujours bien parallèles sans se croiser ni se superposer.
[4] Jessica Grimm me fait remarquer en commentaire que le bâton rompu est même le motif le plus utilisé, d'après un comptage sur un corpus de plus de 300 pièces.
[5] L'art en broderie au moyen-âge, autour des collections de Cluny ; sous la direction de Christine Descatoire ; Éditions de la Réunion des musées nationaux - Grand Palais, 2019.
[6] Browne C., Davies G., Michael M. A. ; English Medieval Embroidery: Opus Anglicanum ; Victoria & Albert Museum ; Yale University Press ; 2016.
[7] Castiñeras M. ; Le tapis de la création ; Catedral de Girona ; 2011.
1 De Jessica Grimm -
Thank you for this interesting article! I have been studying pattern couching in late-medieval goldwork embroidery for a while now. From the 300+ examples, I have so far catalogued, it is not the chevron patterns that prevail, but the batons rompus (I call them basket weave).
2 De Hémiole -
Thank you for your comment Jessica.
I think my wording is not clear. I wanted to highlitgh that those 3 patterns (chevrons, basket weave and diamond) were the most common. I did not make precise counting to say witch one is the first. I'll change my formulation.
I'll edit my post to add your observation quoting you.